Archivo de octubre 2009

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18 octobre: Bellatin ou le corps à corps de la fiction

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Bellatín ou le corps à corps de la fiction

I

En 1766, Samuel-Auguste Tissot, médecin de Rousseau et auteur d’un traité sur l’onanisme, publie « De la santé des gens de lettres », où il décrit les méfaits de l’activité intellectuelle sur le corps. Les hommes de lettres qui mènent une vie sédentaire et qui respirent l’air renfermé et poussiéreux des bibliothèques seraient exposés au même titre que les onanistes à une foule de maux, parmi lesquels figurent pêle-mêle la pâleur, la tristesse, la langueur, la crainte, l’amaigrissement, les hernies, les hémorroïdes, la cécité, les spasmes, les tremblements, la paralysie, les crises d’épilepsie, les apoplexies, les léthargies, les catalepsies, la corruption de la bile et le dessèchement du cerveau.

Tissot illustre ce catalogue de symptômes, passablement effrayant, par des exemples tirés de son observation personnelle, ainsi que de la littérature médicale, de l’histoire littéraire et même de son imagination hypocondriaque. Madame Dacier, écrit-il, perdit l’usage des sens en récitant les adieux d’Hector à Andromaque. Après quatre années de travaux assidus, Monsieur le Chevalier d’Epernay perdit sa barbe, les cils, les sourcils, les cheveux et tous les poils du corps. Malebranche fut saisi d’une palpitation violente en lisant Descartes. À cause de l’étude, Gaspard Barloeus, orateur, poète et médecin, croyait qu’il avait un corps en beurre. Et Pascal eut le cerveau tellement atteint après de profondes méditations, qu’il croyait voir s’ouvrir à ses côtés un gouffre de feu.

Il faudra plus d’un siècle pour que la psychanalyse expurge de ses superstitions calvinistes cette théorie qui transforme la République de Lettres en Hôpital Général. Aussi pour Freud —en tout cas pour le Freud qui écrit en 1908 l’article « Le créateur littéraire et la fantaisie »— il y a un point  commun entre littérature et masturbation : le fantasme. Le romancier exhibe ce que la plupart des hommes dissimulent. Le roman ne serait que l’écriture détournée par condensation et par déplacement d’un rêve diurne mettant en scène les aventures érotiques ou les désirs d’ambition de sa Majesté le Moi.

Mais, à la différence de l’onaniste, le créateur freudien sublime, c’est-à-dire transforme ses fantasmes en des objets socialement valorisés, mettant les lecteurs en mesure de jouir de leurs propres fantasmes. En restituant aux Lettres leurs lettres de noblesse et en dépit de son expérience du corps souffrant des hystériques, Freud perd en chemin ce que Tissot avait introduit d’une façon trop brutale : le corps qui écrit.

II

Que les écrivains oublient aussi le corps, il suffit de lire les biographies d’auteurs imaginaires de Borges pour s’en apercevoir. On sait comment Pierre Ménard réussit à écrire le Quichotte, mais on ignore à quoi il ressemblait physiquement, comment il s’habillait, ce qu’il mangeait et buvait, comment il dormait ou quelles furent ses maladies. On peut dire la même chose de Mir Bahadur Ali, auteur de L’Approche d’Almotasim. Ou de Herbert Quain, auteur de The God of the Labyrinth ou d’April March.

Le cas le plus frappant est sûrement celui de Jaromir Hladik, un auteur tchèque d’origine juive, qui, arrêté par les nazis, demande à Dieu de lui accorder encore un an de vie pour achever son drame Les Ennemis. Dieu opère un miracle secret. Devant le peloton d’exécution, le temps et l’univers physique s’arrêtent pendant un an, sauf dans l’esprit d’Hladik, qui réussit à finir son œuvre dans sa pensée, debout et immobile.

Si le corps de l’hystérique fut l’impensable de la médecine, le corps de l’écrivain reste l’impensable de la littérature. Rien d’étonnant que les écrivains borgésiens soient des créatures décharnées, dépourvues de corps, réduites à une pure matière mentale : même pas des fantasmes, mais des fantômes.

III

Dans Shiki Nagaoka, un nez de fiction Mario Bellatín tourne le dos à Borges et à cette insigne tradition des biographies imaginaires. On y trouve tout ce que le genre exige : un goût pour la falsification, la supercherie, la contrefaçon ; la littérature fondée sur différentes pratiques de réécriture, telles la traduction, la fausse attribution, le détournement, le pastiche, la citation. On y trouve aussi cette tâche aveugle de la littérature, à savoir le corps de l’écrivain, rendu visible et sensible par un excès : un nez hyperbolique. Shiki Nagaoka possède un nez hors du commun —hors du commun de la moyenne nasale— objet de raillerie, de honte et de rejet, qui détermine non seulement sa vie mais aussi son œuvre littéraire. Perçu comme un signe de mauvais augure, un châtiment divin ou un symbole des idées occidentales, le nez est l’objet insaisissable de la fiction, qui cherche à raconter, non les aventures de sa Majesté le Moi, comme le voudrait Freud, mais les aventures du corps muet et invisible de l’écrivain.

Obsédé par cette « anomalie » physique, Shiki écrit, entre l’âge de dix et vingt ans, environ huit cents monogatarutsis —récits brefs— où il décrit les aspects physiques du nez, les distorsions du sens de l’odorat et de l’aptitude à respirer ou les aventures érotiques dont  l’appendice nasal est le protagoniste.

Ensuite survient une période de silence. Non que Shiki Nagaoka cesse de produire —il écrit deux essais : Le traité de la langue surveillée et Photo et mot—, mais  le thème du nez disparaît de ses écrits ou, plus exactement, il se déplace. Le nez est maintenant « hors champ », c’est-à-dire dans ce langage à l’extérieur du langage qu’est l’image. Il faut aller le chercher dans le dossier photographique (composé d’une cinquantaine de photographies détournées) qui accompagne le texte.

Or, la biographie iconographique de Shiki Nagaoka n’illustre pas sa biographie écrite. Ces images déploient leurs propres potentialités narratives pour raconter un autre récit que le récit écrit, plus lacunaire, insistant sur certains détails (ou si l’on préfère certains puncta), en passant d’autres sous silence. Si du côté de la biographie écrite il y a un excès de nez, du côté de la biographie iconographique l’on constate plutôt un manque. Sur la seule photo où l’on peut voir clairement le visage de Shiki Nagaoka, le nez a été gommé, arraché, soustrait, transformé en blanc, en trou, en négatif. Si la biographie écrite raconte les aventures et mésaventures du corps de l’écrivain, la biographie iconographique donne à voir l’impossibilité de voir.

Au déplacement du récit vers un autre langage que l’écriture, succède l’énigme. La dernière œuvre de Shiki Nagaoka est un livre illisible et intraduisible, rédigé dans une langue inventée, dont personne n’a trouvé jusqu’à présent la clé. À en juger par les déclarations de l’auteur à Estsuko Nagaoka, sa sœur et légataire universel, il s’agirait d’un essai sur le rapport entre l’écriture et les défauts physiques. Un chercheur mexicain affirme avoir découvert une autre piste pour déchiffrer l’énigme. Le livre illisible, paraît-il, décrit un crime passionnel. Shiki aurait perpétré le meurtre d’un domestique qui avait aussi un défaut physique et qui aurait rejeté ses avances. Personne ne pourra dire s’il a tort ou raison.

Quelle que soit la solution, on peut toujours imaginer que ce livre illisible et intraduisible expose bel et bien les principes de cette esthétique qui régit la fiction, fondée sur le rapport toujours problématique entre l’écriture et les défauts physiques.

Dans La Volonté de puissance, Nietzsche écrit : « La valeur de tous les états morbides consiste en ceci qu’ils montrent sous un verre grossissant certaines conditions qui, bien que normales, sont difficilement visibles à l’état normal ». Entre le normal et l’anormal, il n’y a pas d’opposition qualitative mais une différence quantitative. Les défauts physiques exhibent de façon exagérée ce que les états normaux montrent de façon atténuée, pour ne pas dire imperceptible.

Si Leriche définissait la santé comme le silence des organes, il faudrait dire que les anomalies physiques rompent ce silence pour rendre la parole au corps de l’écrivain qui avait hanté Auguste Tissot, qui avait échappé à Freud et à Borges, mais pas à la fiction hypocondriaque de Bellatín, hypersensible aux phénomènes somatiques, cherchant à atteindre l’impensable de la littérature.

Diego Vecchio, La femmelle du requin N°33, automne 2009.

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Autor/Auteur

DIEGO VECCHIO, Buenos Aires, 1969. Reside en Paris desde 1992.

Publicó "Historia calamitatum" (Buenos Aires, Paradiso, 2000), "Egocidio: Macedonio Fernández y la liquidación del yo" (Rosario, Beatriz Viterbo, 2003), "Microbios" (Rosario, Beatriz Viterbo, 2006) y "Osos" (Rosario, Beatriz Viterbo, 2010).

Contacto: dievecchio@gmail.com

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