Archivo de noviembre 2011

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26 novembre: Diana Arbus

Diane Arbus
du 18 octobre 2011 au 05 février 2012

Diane Arbus (New York, 1923-1971) a révolutionné l’art de la photographie ; l’audace de sa thématique, aussi bien que son approche photographique ont donné naissance à une œuvre souvent choquante par sa pureté, par cette inébranlable célébration des choses telles qu’elles sont. Par son talent à rendre étrange ce que nous considérons comme extrêmement familier, mais aussi à dévoiler le familier à l’intérieur de l’exotique, la photographe ouvre de nouvelles perspectives à la compréhension que nous avons de nous-mêmes.

Arbus puise l’essentiel de son inspiration dans la ville de New York, qu’elle arpente à la fois comme un territoire connu et une terre étrangère, photographiant tous ces êtres qu’elle découvre dans les années 1950 et 1960. La photographie qu’elle pratique est de celle qui se confronte aux faits. Cette anthropologie contemporaine — portraits de couples, d’enfants, de forains, de nudistes, de familles des classes moyennes, de travestis, de zélateurs, d’excentriques ou de célébrités — correspond à une allégorie de l’expérience humaine, une exploration de la relation entre apparence et identité, illusion et croyance, théâtre et réalité.

Avec plus de deux cents clichés, cette première rétrospective en France permet de découvrir la source, l’étendue, mais aussi les aspirations d’une force parfaitement originale dans l’univers de la photographie. Y sont présentées toutes les images emblématiques de l’artiste, ainsi qu’un grand nombre de photographies qui n’ont à ce jour jamais été exposées en France. Les premières œuvres déjà témoignent de la sensibilité particulière d’Arbus, au travers de l’expression d’un visage, de la posture d’un corps, du type de lumière ou de la présence particulière des objets dans une pièce ou dans un paysage. Animés par la relation singulière que tisse la photographe avec son sujet, tous ces éléments se conjuguent pour inviter le spectateur à une rencontre véritablement intime.

http://www.jeudepaume.org/index.php?page=article&idArt=1470&lieu=1

 

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12 novembre: cendrillon de joël pommerat

Entretien avec Joël Pommerat

— Cendrillon, tout comme Pinocchio et Le Chaperon rouge il y a quelques années, sont des créations théâtrales destinées autant aux enfants qu’aux adultes. Comme auteur, cela vous demande-t-il un travail d’écriture particulier, différent de celui que vous déployez dans vos autres pièces ?

Non. J’essaie même de radicaliser certains de mes partis pris. En tous cas de répondre aux mêmes principes d’écriture que pour mes autres spectacles. Par exemple, je cherche à suggérer autant qu’à préciser mon propos et mes intentions. J’essaie de trouver un équilibre entre des lignes clairement identifiables et des zones de suggestion, des choses moins exprimées. Ce jeu entre dit et non-dit, j’essaie de le développer tout autant dans mon travail pour les enfants que dans mes autres créations.

— Qu’est-ce qui vous attire dans l’univers des contes ? En avez-vous été, enfant, un grand lecteur ? Quel souvenir en gardez-vous ?

J’en lisais beaucoup. Des histoires qui conjuguent récits de vérité et imaginaire, fantastique. Il existait notamment une collection de plus d’une dizaine de volumes qui s’appelait Contes et légendes populaires de…. – elle couvrait toutes les régions françaises, mais aussi les pays et les cultures du monde entier. Je les ai empruntés quasiment tous à la bibliothèque de mon collège. S’il m’arrive d’écrire à partir de contes aujourd’hui, c’est parce que je suis certain que ces histoires vont toucher les enfants bien sûr, mais qu’elles vont me toucher également moi en tant qu’adulte. Ces histoires, ce qu’on appelle aujourd’hui des contes, ne sont pas destinés à l’origine aux enfants, Le Chaperon rouge et Cendrillon (Pinocchio est à part, ce n’est pas un conte traditionnel) sont des histoires qui à l’origine ne s’adressent pas aux enfants, et ne sont pas du tout « enfantines », si on ne les traite pas de façon simplifiée ou édulcorée. Les rapports entre les personnages peuvent être violents et produisent dans l’imaginaire des émotions qui ne sont pas du tout légères. Ce sont des émotions qui ne concernent pas seulement les enfants.

— Dans la Cendrillon des Grimm, il y a une violence, une méchanceté, une noirceur, une perversité, une douleur que nous ne trouvons pas chez Perrault. Les deux soeurs de Cendrillon notamment vont jusqu’à s’amputer, d’un orteil pour l’une, d’un talon pour l’autre, afin de faire entrer leur pied dans la fameuse chaussure fabuleuse et d’épouser le prince. Il y a du sang, du mensonge, de l’opportunisme, des larmes. Et l’on peut, par ailleurs, associer la cendre dans laquelle couche Cendrillon avant sa métamorphose lumineuse à la destruction, à la crémation, à l’ordure. Qu’est-ce qui vous intéresse, qu’allez-vous chercher dans la figure et l’histoire de Cendrillon ?

Je me suis intéressé particulièrement à cette histoire quand je me suis rendu compte que tout partait du deuil, de la mort (la mort de la mère de Cendrillon). À partir de ce moment, j’ai compris des choses qui m’échappaient complètement auparavant. J’avais en mémoire des traces de Cendrillon version Perrault ou du film de Walt Disney qui en est issu : une Cendrillon beaucoup plus moderne, beaucoup moins violente, et assez morale d’un point de vue chrétien. C’est la question de la mort qui m’a donné envie de raconter cette histoire, non pas pour effaroucher les enfants, mais parce que je trouvais que cet angle de vue éclairait les choses d’une nouvelle lumière. Pas seulement une histoire d’ascension sociale conditionnée par une bonne moralité qui fait triompher de toutes les épreuves ou une histoire d’amour idéalisée. Mais plutôt une histoire qui parle du désir au sens large : le désir de vie, opposé à son absence. C’est peut-être aussi parce que comme enfant j’aurais aimé qu’on me parle de la mort qu’aujourd’hui je trouve intéressant d’essayer d’en parler aux enfants.

— Ne peut-on pas considérer d’une certaine manière tous vos spectacles comme des contes où, très souvent, la famille, les relations complexes, difficiles, régulièrement malheureuses entre parents et enfants, entre frères et soeurs sont essentielles ? Pour quelles raisons les relations au sein d’une famille vous intéressentelles à ce point ?

Tout d’abord, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle un conte. Je ne le sais pas vraiment moi-même. Peut-être entend-on une histoire ou plutôt un récit, qui se donne comme authentique, réel et qui évidemment ne l’est pas, et qui se développe avec des termes relativement simples et épurés, des actions qui ne sont pas expliquées psychologiquement. Des faits sont relatés mais ne sont pas expliqués ou justifiés. D’une certaine façon, les contes relèvent d’un parti pris d’écriture que j’ai adopté depuis longtemps, qui consiste à chercher à décrire des faits fictionnels comme s’ils étaient réels. En cherchant une forme de description la plus simple et la plus directe possible. Comme le conte décrit des relations humaines fondamentales, il ne peut pas échapper à la famille. C’est le premier système social. Comme auteur, avant de m’ouvrir et de m’interroger sur la société entière, j’ai eu besoin d’observer cette petite structure sociale qu’est la famille. Dans les contes, si la famille est si présente, c’est bien parce que tout part de là, que toute destinée humaine y prend sa source. C’est donc important d’y être présent, d’y aller voir, lorsqu’on veut comprendre ou bien raconter l’humanité, d’un point de vue politique par exemple.

— Vous avez eu l’occasion de dire que vous cherchiez le réel, que le théâtre est pour vous le moyen de dire quelque chose d’actuel et brûlant sur la condition humaine et sur le monde, que vos fictions cherchent à révéler de la présence, du mystère et du concret. Vous avez employé la belle expression de « réalité fantôme » pour définir l’atmosphère si particulière que vous cherchez à créer dans vos spectacles. Est-ce que vous « voyez » vos spectacles lorsque vous écrivez vos textes ?

J’ai des premières sensations ou images qui se confrontent ensuite à la réalité et sont donc amenées à se modifier. C’est au cours de la phase de travail concrète (entre 3 et 4 mois en moyenne) avec les comédiens et tous ceux qui collaborent avec moi, principalement Eric Soyer à la lumière et à la scénographie, Isabelle Deffin aux costumes, François et Grégoire Leymarie au son, que je découvre que certaines choses sont difficilement réalisables ou trop complexes. Je fais alors des compromis par rapport à ces images initiales qui, pour certaines, se désagrègent d’elles-mêmes. Mais les images fondatrices d’un projet doivent demeurer lors de toutes les phases de sa réalisation. Il y a évidemment un long work in progress qui mène de la rêverie initiale au spectacle, au cours duquel, en fonction de différentes circonstances, le projet évolue, mais il doit y avoir une fidélité extrême à quelque chose qui s’est imposé au tout premier moment du projet, lorsqu’il est né dans mon esprit, encore flou ou abstrait. J’ai appris à respecter ces moments fondateurs en ne les perdant jamais de vue, quoi qu’il arrive.

— Comment travaillez-vous avec Eric Soyer qui réalise les lumières et les décors de tous vos spectacles ?

Avec Eric, j’ai développé une façon de travailler qui n’est pas, disons, traditionnelle. Eric occupe la fonction double de scénographe et d’éclairagiste. Ce qui est très significatif puisque dans mes spectacles, je crois qu’il y a une fusion totale entre ces deux domaines. Les scénographies de nos spectacles sont des espaces vides, comme des coquilles vides, c’est la lumière qui crée ou plus exactement révèle des espaces. Entre Eric et moi, il n’y a pas le rapport classique du metteur en scène et du scénographe. Je n’écris pas de texte préalablement. Je n’ai jamais pu donner à un scénographe un texte à lire et attendre qu’il me fasse ses propositions. D’ailleurs, je ne pourrais pas fonctionner comme ça. La scénographie, c’est-à-dire l’espace dans lequel une fiction va pouvoir se déployer, appartient chez moi intégralement au domaine de l’écriture. Ce n’est pas annexe. L’espace de la représentation, celui dans lequel les figures ou personnages vont évoluer ou vivre, c’est la page blanche au commencement d’un projet. Depuis que j’ai commencé à faire des spectacles (au début des années 1990), je me suis toujours défini comme « écrivant des spectacles » et non pas comme « écrivant des textes ». En tant que qu’écrivain de spectacles, j’ai toujours commencé par définir (et j’y tiens) pragmatiquement des grands principes de scénographie. Principes assez simples fondés sur le modèle de la boîte noire. Ce modèle permet de recréer, dans des architectures théâtrales très marquées (le Théâtre de la Main d’Or au début, le théâtre Paris-Villette ensuite), des espaces neutres au sens d’ouverts, propices à la création et à l’imaginaire, des espaces « vides » au sens brookien du terme. À l’intérieur de ces espaces, la lumière occupe évidemment une place prépondérante et centrale. C’est là que la rencontre avec Eric a été tout à fait déterminante pour l’évolution de mon travail. Eric a accepté dès le début de notre collaboration de travailler sur le modèle d’un long et parfois laborieux work in progress. Un travail de répétitions et de création où la lumière est constamment présente et évolue sans cesse, heure après heure, jour après jour (pendant 3 ou 4 mois), jusqu’à faire sens entièrement avec le jeu des acteurs, avec le texte en construction et évidemment avec l’espace scénographique (généralement vide). La lumière ne se « rajoute » pas à la mise en scène et à l’écriture mais elle la constitue, au même titre que tous les autres éléments tels que le son et le mouvement, les corps, les costumes. C’est pendant ces premières séances de travail au début de notre collaboration que nous avons défini notre vocabulaire commun, encore en vigueur aujourd’hui : une lumière qui ne cherche pas à rendre visible, mais qui sait cacher aussi, et qui accorde une grande place à l’imaginaire de l’oeil.

— Vous venez de créer Thanks to my eyes au Festival d’Aix-en-Provence, l’opéra d’Oscar Bianchi sur votre livret et dans votre mise en scène, un spectacle coproduit par La Monnaie et qui sera présenté au Théâtre National en avril 2012. Quel enseignement tirez-vous de votre première expérience à l’opéra, de votre travail avec les chanteurs notamment ?

Je retire un grand plaisir de la découverte que j’ai faite de ces nouvelles exigences, celle de la musique et celle du chant. J’éprouve beaucoup d’admiration pour les chanteurs, les musiciens, le chef d’orchestre vFranck Ollu et pour Oscar Bianchi, le compositeur. J’ai beaucoup de respect pour eux. J’ai découvert des artistes qui m’impressionnent. Dans le même temps, et j’en suis heureux, mon travail avec les chanteurs est demeuré le même qu’avec des acteurs. Il s’agit toujours de créer, avec la plus grande authenticité, des présences, des liens, des relations, des actions. L’opéra génère des difficultés en raison des exigences particulières liées au chant, mais le théâtre a aussi ses propres contraintes. Ce travail avec les chanteurs, tout comme avec les acteurs, passe par une mise en confiance, par de la patience, et par une parole claire, des échanges précis. Le but est que les chanteurs tout comme des comédiens s’approprient la parole de leur personnage. À vrai dire, je leur demande même, d’abandonner l’idée de « personnage », et d’accepter que la parole passe par eux-mêmes. Je cherche à casser la distance entre eux et la figure fictionnelle. Si ce principe est accepté par un chanteur, le travail que je développe avec lui est très proche de celui que je fais avec un comédien. Au cours de ce travail, j’ai ressenti que le chant, même s’il est sophistiqué comme c’est le cas dans Thanks to my eyes, pouvait tout à fait participer à la recherche du concret dans la représentation. J’en suis très heureux. C’est une dimension que je vais pouvoir continuer à développer dans d’autres projets d’opéra.

— En plus des quatre créations que vous avez mentionnées, vous êtes également dans l’écriture d’un nouveau livret pour le prochain opéra de Philippe Boesmans, un opéra que vous mettrez en scène lors de sa création au printemps 2014. Tout comme pour Thanks to my eyes, vous réécrivez en partie l’une de vos pièces, vous en réduisez considérablement la longueur pour donner place à la musique. Est-ce que cette économie peut avoir une incidence sur votre style, sur votre travail d’écriture pour le théâtre ?

Oui, peut être, la recherche d’une économie plus importante encore que celle que je mets en pratique habituellement au théâtre peut avoir une influence. Dans ma pièce Grâce à mes yeux, il y avait déjà une économie réelle, une volonté de concision. Dans le travail que j’ai mené avec Oscar Bianchi, ce que nous avons fait pourrait s’apparenter à une épure drastique. Pour être plus précis, ma pièce faisait à peu près 90 pages. Je l’ai réécrit complètement pour la réduire au maximum et ainsi offrir de l’espace à la musique. Je suis alors arrivé à un texte de 25 pages. Le dialogue avec Oscar Bianchi m’a amené ensuite à un livret de 11 pages ! Pour revenir à l’influence possible du travail à l’opéra sur mon travail théâtral, je dirais que la version épurée de 25 pages m’a donné des idées. J’ai envie d’en faire un spectacle pour le théâtre. Cette nouvelle version de Grâce à mes yeux m’intéresse parce qu’il se passe au niveau de la parole quelque chose de différent de mes autres pièces, qui pourrait donner lieu à un travail très particulier sur le corps, sur le silence, sur le temps, sur l’espace entre les mots. Une recherche d’encore plus d’abstraction. Un travail que ne permettait pas la première version de cette pièce. Je suis donc certain que cette expérience va nourrir mon travail théâtral à venir.

Propos recueillis par Christian Longchamp pour le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles.

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11 novembre: Solution terminale, chapitre 12

Un beau matin, pendant que je l’aidais à se coiffer, elle me dit en me parlant dans le miroir : « Aujourd’hui, c’est le Grand Jour. Vous allez pouvoir faire vos preuves. » J’ai su que le dernier jour d’essai était arrivé et je m’apprêtai à faire de mon mieux, en essayant de retenir ma spontanéité, même si elle m’avait servi à passer la première étape. Une fois debout, elle m’a saisie par le poignet, en me plantant ses ongles rouges dans la peau, puis, en clopinant, elle m’a conduite jusqu’à la porte de la pièce où elle se recueillait deux fois par jour au moins. Elle était nerveuse et moi aussi.

Elle a ouvert la porte et m’a poussée légèrement pour que j’entre avant elle ; je n’ai pas pu réprimer un cri de surprise. Je suis restée abasourdie, je n’en croyais pas mes yeux, je pensais qu’une telle scène ne pouvait exister, j’avais l’impression d’entrer dans un autre monde, un monde que je n’aurais jamais osé imaginer dans mes rêves les plus fous de petite fille, un monde qui m’émerveillait et me terrifiait, maintenant que je n’étais plus une petite fille, justement !

La pièce ressemblait à un magasin de jouets, avec des étagères et des rayonnages qui tapissaient la totalité des murs, de haut en bas ; et, au milieu, des tables et des vitrines. Je dis que ça ressemblait à un magasin de jouets, sauf qu’il n’y avait que deux types de jouets : des ours en peluche en veux-tu en voilà et des maisons de poupées, mais sans poupées, habitées par de minuscules ours, des maisons victoriennes qui regorgeaient de miniatures. Les vitrines étaient surchargées de bibelots avec des motifs d’ours, ce n’était pas la caverne d’Ali-Baba mais une grotte remplie d’ours en hibernation, un temple dédié à l’Ours. Je parle de temple mais je n’ai pas vu tout de suite qu’il y avait une sorte de tabernacle ancien, qui une fois ouvert ressemblait à un théâtre de marionnettes,  avec un décor que j’ai reconnu immédiatement : celui de la maison des « Trois ours ». J’aimais cette histoire ; les ours devaient être dans les bois et Boucle d’Or aussi, car la scène était vide. Près du tabernacle-théâtre, il y avait deux boîtes, une ouverte où j’aperçus les trois ours, et une autre fermée, que je découvris bien plus tard, assez stupéfaite.

Ma maîtresse sembla contente de mes réactions en cascade, j’allais d’une étagère à l’autre, d’une maison à une autre en m’exclamant, oublieuse de la retenue qui fait partie de mes obligations.

Ce soir-là, lorsque je conduisis ma maîtresse à sa chambre, pour le coucher, elle me demanda quelque chose d’hallucinant.

Elle m’ordonna de mettre dans son lit, sur l’oreiller, une série d’ours ; ce n’était pas une série d’ours au hasard. Elle me demanda d’apporter… et là, elle me donna des noms : Adalbert, Billy, Césaire, Diego, Erik, Florestan (je n’ai aucun mal à les citer, je connais à présent tous les ours et leurs noms, leurs marques, des plus prestigieuses aux plus communes).

Comment faire pour trouver ces ours-là parmi plusieurs centaines ?

Elle me dit avec une patience feinte, en articulant : « Je vais vous les décrire et vous allez essayer de les trouver ; je vous dirai très précisément où ils sont ; tout ce que je vous demande, c’est d’apprendre à les connaître et de ne jamais vous tromper. »

D’une voix monocorde de folle, elle enchaîna :

Adalbert est noir, Billy est bouclé et bleu, Césaire est beige et c’est un Steiff, Diego est rouge, c’est le seul ours rouge que j’ai, c’est mon ours préféré, Erik a de beaux yeux verts, ce qui est rare chez un ours, il porte un collier et une petite laisse, et c’est rare aussi. Florestan est à côté d’Erik et tous sont assis sur la même étagère, en bas de la première bibliothèque, en entrant à droite. Tenez, voici la clé ; dépêchez-vous.

Je paniquais, j’aurais dû les compter au fur et à mesure ; je nageais dans l’irrationnel, mais ça ne me gênait pas. Je sentais que, pour cette femme, il y allait de sa vie, et je ne voulais pas la décevoir. En m’enfonçant dans l’appartement, heureusement vaste, je repensais à la liste et je me souvenais, comme tout le monde dans un cas pareil, du dernier ours et du premier de la liste, qui était noir et s’appelait Adalbert Tout à coup, je me rendis compte qu’elle m’avait demandé les ours par ordre alphabétique. Je me précipitai vers la première bibliothèque à la recherche d’un ours noir, mais il y en avait plusieurs. J’eus un moment d’ affolement,  puis je vis un ours rouge et, trois ours avant, un noir ; je pris toute la série dans les bras et partis à fond de train jusqu’à la chambre. Au premier coup d’œil, ma maîtresse vit que je ne m’étais pas trompée. Je vis dans ses yeux que je ne m’étais pas trompée. Elle eut une esquisse de sourire puis me dit d’un ton las : « Couchez-les ici, ne les serrez pas si fort, vous les étouffez. Partez, maintenant. »

Arrivée dans la cuisine, mes mains tremblaient, j’avais les jambes en coton et les tempes qui battaient ; l’impression de ne plus avoir de cœur. Dans la nuit, il me sembla qu’elle appelait, je tendis l’oreille puis j’allai la coller à sa porte et l’entendis parler aux ours, enfin, je veux dire que je l’entendis parler seule ; mais maintenant, je sais qu’elle parlait avec les ours.

Je dormis mal cette nuit-là, pour la première fois depuis mon arrivée. Au début, avec mon sommeil en retard, j’avais dormi comme une souche.




Autor/Auteur

DIEGO VECCHIO, Buenos Aires, 1969. Reside en Paris desde 1992.

Publicó "Historia calamitatum" (Buenos Aires, Paradiso, 2000), "Egocidio: Macedonio Fernández y la liquidación del yo" (Rosario, Beatriz Viterbo, 2003), "Microbios" (Rosario, Beatriz Viterbo, 2006) y "Osos" (Rosario, Beatriz Viterbo, 2010).

Contacto: dievecchio@gmail.com

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