LINDA ELLIA ET L’OURS :
(en pensant à Ydessa et ses ours)
par AML
Ce matin j’ai encore ouvert au hasard le livre de Linda Ellia «Notre combat» (édité au Seuil en 2007). Je l’ai feuilleté et il s’est ouvert tout seul à la page 45 car j’y vais souvent.Quelqu’un a dessiné un ours en peluche blanc, tout sourire, qui dit, dans une bulle de bande dessinée: « J’ai pas pu la suivre dans le train, d’habitude elle me prend en vacances ».
Ce dessin et la bulle sont dans une case constituée par application sur une page de Mein Kampf (Chapitre XI : Le peuple et la race)
Ce matin j’ai raconté à Aile que lorsque j’étais enfant je voulais partir de chez moi, faire le chemin d’exil de mes parents mais seulement avec mon père.
Cette scène s’est reproduite des dizaines de fois:
J’ai 3-4 ans, moins de 5 ça c’est sûr car le matin j’aurais été à l’école.J’ai mis mon manteau mais j’ai gardé mes pantoufles fourrées (j’ai peut-être senti que j’aurais mal aux pieds et froid en marchant dans les Pyrénées); j’ai pris ma valisette en carton (valisette d’une dînette éparpillée quelque part) où j’ai jeté une culotte en coton blanche et une paire de chaussettes, blanches aussi (mais à cette époque toutes les chaussettes étaient blanches); propres. Un mouchoir?
Je suis assise sur la chaise, le dos bien droit, les pieds calés sur la traverse.
La valisette à mes pieds; mon Ours sur mes genoux.
Intérieur jour:
Un père lit son journal (ou est-ce un livre?Une revue?). Il tourne les pages.Une petite fille joue sous la table en parlant seule, à voix basse comme d’habitude.Le père se met à maugréer et à pester.Il dit:
-«Canailles! Canailles! ça sera toujours une honte pour l’humanité.
La petite fille s’arrête de jouer et tend l’oreille. Elle se lève et regarde son père. Il lui dit:
– Viens voir cette honte, viens voir!
On voit des photos en noir et blanc de rafles (elle ne connait pas ce mot).
Sur une photo, des familles avec des valises ridiculement petites (mais que pouvaient-ils donc mettre? Un change propre? quelle dérision!), des enfants, UN enfant avec son ours en peluche.
Elle part en courant vers sa chambre pour vérifier que son ours est toujours là :il l’attend sur son lit, le regard fixe.
Ils ont fait des piles avec des chaussures, des lunettes…
Que sont devenus les ours en peluche de ces enfants?
Quand on venait en aboyant leur demander de se mettre nus ils devaient avoir peur et honte, surtout honte, je crois.
Mais quel déchirement ça devait être quand on leur arrachait leur ours.
Quand il restait dans le wagon.
Ce déchirement était, j’en suis sûre, le rapide apprentissage impossible de la mort.