Urbano Moacir Espedite a tout fait pour être un écrivain inconnu. Il est né quelque part en Argentine, à l’autre bout du monde. Tout jeune, il a quitté son pays natal. Depuis, il n’a pas cessé de voyager, devenant un écrivain sans domicile fixe. Il a commencé à écrire à l’étranger, où personne ne pouvait le lire. Il ne s’est jamais intéressé à la publication de ses écrits, qui ont circulé parmi quelques rares amis, sous forme de manuscrits. Pour s’assurer qu’il n’aurait pas de lecteurs, il a écrit dans des langues qui n’en sont pas. Toutefois, être un inconnu à une époque comme la nôtre, reste un défi difficile, pour ne pas dire impossible. Les éditions Attila ont publié en mars dernier une traduction d’un roman assez désopilant, écrit en « portugnol », intitulé Palabres.
Tout commence dans un bordel berlinois —comme il faut : dans les années 1937, en pleine montée du nazisme—, tenu par Frau van Spree, avec des prostituées exténuées et des clients alcoolisés. Un de ses clients, un Italien nommé Rosario, officier de l’armée coloniale du Duce, s’accouple avec Milla, la douce petite carotte du bordel, une rousse à la peau claire, passablement toxicomane, issue d’une bonne famille. En lisant en cachette quelques mystérieux cahiers de son père, Milla découvre qu’elle est descendante des Farugios, un peuple originaire des tréfonds de l’Amérique du Sud, dont l’économie, la politique, la religion, la sexualité et la science sont fondées sur le langage. Rosario conçoit un plan : ramener quelques spécimens de femmes farugios en Allemagne, pour satisfaire les besoins aryens et leur donner une descendance de guerriers. Embarqués dans un bateau, les personnages traversent l’Atlantique pour se rendre au pays des Farugios, sans savoir ce qu’ils vont trouver de l’autre côté : pas tellement des objets de désir (et de fortune) mais plutôt une guerre (et une révolution).
Il y a quelque chose de commun dans l’écriture et le voyage. Dans les deux cas, il faut s’éloigner, autant que possible, du point de départ (et de la langue maternelle) pour franchir les frontières et se perdre dans un territoire et un langage inconnus. Ecrire, c’est faire une certaine expérience du dehors. Urbano Moacir Espedite dessine dans cette fiction, la même chose que dans sa biographie: une dérive qui est en même temps géographique, politique et linguistique. La création d’un lieu et d’un peuple est indissociable dans Palabres de la création d’une langue, née dans la décomposition de la langue maternelle, inventée avec les détritus et les radicelles d’autres langues. Après tout, la langue n’est qu’un reste. Comme le désir.
Traduction du portugnol par
Bérengère Cournut et Nicolas Tainturier
15 Gravures de Donatien Mary
Maquette d’Amandine Soucasse
256 pages – 978291-7084-298- 18 €